On a l’impression de connaître les chiffres du cancer. Le nombre de cas (346500 en 2009) est régulièrement égrené dans les colonnes ou sur les ondes. En réalité, il s’agit d’estimations statistiques. Pourquoi donc a-t-on tant de mal à obtenir des données récentes et précises sur le cancer en France ? On ignore les pourcentages exacts de récidive ; on mesure mal les effets d’événements locaux : pollutions, par exemple, sur l’incidence des cancers dans une zone déterminée ; les résultats d’un vaccin ou d’un changement de politique de santé mettent des années à être évalués. Dommage… il y a tant de questions que l’on aimerait poser sur l’origine des cancers, le lien avec l’environnement, les inégalités entre régions… mais avant de pouvoir réfléchir aux causalités, encore faudrait-il disposer d’une base de données suffisante.
Le plus rageant, c’est que les chiffres existent. Mais chaque acteur de la cancérologie – centres de lutte contre le cancer, hôpitaux, cliniques, anatomopathologistes, agences nationales, réseaux régionaux…- bricole dans son coin, avec ses propres codes. Et l’on se retrouve avec un millefeuille de données non comparables. Cette difficulté à obtenir des chiffres est symptomatique des divisions qui gangrènent le milieu de la cancérologie, obnubilé par la question de qui fait quoi ? et surtout de qui commande ? Les malades s’en moquent, et préféreraient voir avancer le schmilblick.
Illustration du blocage : initié en 2004, le système « multisources » de l’Institut national de veille sanitaire (INVS) n’a toujours pas vu le jour. Le débat est un peu technique mais mérite que l’on s’y attarde. Les données dont on dispose aujourd’hui viennent des Registres du cancer. Ceux-ci permettent une collecte approfondie de chiffres mais ne sont pas installés sur tout le territoire : ils ne couvrent que 17% de la population française. Une méthodologie statistique permet à l’INVS de réaliser des extrapolations au niveau national, et fournit les estimations que l’on connaît.
Pour avoir des chiffres plus précis, l’idée était de croiser trois sources d’information. D’abord, les listes des malades du cancer en affection longue durée (ALD). Deuxième source d’information : le PMSI (programme de médicalisation du système d’information), l’outil d’analyse de l’activité des hôpitaux et des cliniques. Troisième source : les données produites par les anatomopathologistes, ces professionnels qui sont les premiers à analyser les tumeurs.
Ce système n’arrive toujours pas à se concrétiser car les différents acteurs ne parviennent pas à se mettre d’accord. L’INVS est censé être la plaque tournante du dispositif et récolter les données. Mais les anapath’ dénoncent « une volonté hégémonique » de l’institut, selon les termes du docteur Christophe Sattonnet, membre du Syndicat des Médecins Pathologistes Français (SMPF). Ils souhaitent être davantage associés au dispositif… et que leur profession soit au passage un peu revalorisée. Et pour être sûrs de faire partie prenante du futur système, ils bloquent partiellement le système actuel en faisant la grève de la transmission de leurs chiffres aux Registres du cancer. Une position qui est loin d’être comprise par l’INVS. « Nos données sont prises en otage », proteste le docteur Juliette Bloch, chargée de la surveillance des cancers à l’institut.
Le Syndicat des Médecins Pathologistes Français (SMPF) est même en train de développer son propre projet : le DM Path (dossier médical pathologiste), clin d’œil au Dossier médical personnel (DMP), remis sur les rails par la loi Hôpital Patients Santé Territoires. « 99% des cancers sont diagnostiqués par les anapath’. On a toutes les données pour aider à faire de l’épidémiologie », déclare Christophe Sattonnet. Exemple : lorsque les riverains d’une usine d’incinération de Nice se sont alertés de l’augmentation apparente de cancers, les anapath’ ont pu extraire des chiffres locaux et démontrer que cette inquiétude n’était pas fondée.
« Le DM Path n’est pas opérationnel et ne pourra pas être mis en oeuvre sur tout le territoire », estime Juliette Bloch. Il est vrai que l’implication des anapath’ dans le DM Path est variable selon les régions. Faute de système multisources, l’INVS travaille à la mise en place d’un indicateur « bisources », ALD/PMSI. « Nous attendons aussi l’arrivée du dossier communicant en cancérologie, le DCC », ajoute Juliette Bloch. Le DCC? Encore un nouveau projet qui vient s’ajouter aux dispositifs actuels…
Si vous avez suivi jusque là et n’êtes pas devenu allergiques aux sigles : bravo ! Le DCC devrait s’inscrire dans le cadre du Dossier médical personnel, géré par la nouvelle Agence des systèmes d’information partagés de santé, l’Asip. Celle-ci a conclu en décembre dernier un partenariat avec l’Institut national du cancer (INCa) à ce sujet. A terme, le DCC regroupera les données des réunions de concertation pluridisciplinaires, les comptes-rendus d’anatomopathologie, les lettres de sortie des malades. Il permettra également de faire de l’épidémiologie.
On n’en est pas là. En admettant même que l’on parvienne à mettre tout le monde d’accord pour transmettre les données nécessaires au DCC, il faudra aussi les harmoniser. « Pour l’instant, chaque centre de lutte contre le cancer (CLCC) a ses propres logiciels, son propre système d’information, explique Philippe Simian, responsable du pôle Etudes et Conseil à l’Asip. Le but est de construire une sémantique commune et des normes d’interopérabilité. » Philippe Simian compte sur le « leadership des CLCC » pour entraîner tous les autres acteurs de la cancérologie vers ces normes communes. Il se dit « optimiste » même s’il avoue qu’il n’y a pas de calendrier connu à ce jour. On lui souhaite surtout bon courage.
Conclusion : On n’a toujours pas de chiffres précis sur le cancer. Par contre, on a toujours plus de projets plus concurrents que complémentaires: le DM Path’, géré par les anapath’ ; un système bisources mis en place par l’INVS ; le DCC, géré par l’Asip et l’Inca. Et pourtant, le partage des données entre professionnels de santé n’est-il pas une des actions (18.3) du plan cancer … ?
Claire Aubé, [email protected]