Cancers pros: la chape de plomb | la maison du cancer

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Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm, directrice du réseau Giscop 93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers professionnels) dénonce la sous-déclaration des cancers professionnels. Mauvaise volonté des industriels, manque de données, complexités administratives, autant de raisons qui expliquent selon elle le silence autour de ce problème de santé publique.

 Le Giscop cherche à comprendre, reconnaître et prévenir les cancers d’origine professionnelle. Son équipe pluridisciplinaire de chercheurs, médecins du travail, médecins de santé publique mène une enquête auprès de patients atteints d’un cancer dans trois hôpitaux de Seine Saint-Denis (CHU Avicenne, Hôpital intercommunal de Montfermeil, Hôpital Robert Ballanger d’Aulnay sous bois) pour reconstruire les parcours professionnels et les éventuelles expositions aux substances cancérogènes.

LMC : En 2004, sur les 48 130 maladies professionnelles reconnues et indemnisées par la Sécurité sociale, seules 1 942, soit 4%, étaient des cancers. Or on estime qu’il y aurait 5 à 10% de cancers professionnels sur le nombre total de cancers, soit entre 16.000 et 32.000 cas.  Comment expliquez-vous un tel décalage entre les cas déclarés et le nombre probable de cancers professionnels ?

Annie Thébaud-Mony : Je vois trois raisons à cette « invisibilité sociale » des cancers professionnels. La première, c’est que les industriels jouent un rôle déterminant pour empêcher la production de données. Le cas de l’amiante est emblématique, mais c’est la même chose pour la chimie, les rayonnements ionisants, le plomb… il y a une volonté délibérée de contredire la recherche indépendante et de semer le doute sur les études produites.

A ce stade, il ne s’agit plus d’ignorance mais de cynisme industriel. On sait qu’il peut y avoir jusqu’à trente ans entre l’exposition à une substance toxique et la survenue du cancer, et certains jouent sur cette durée pour continuer à ne pas prendre les mesures de prévention et de substitution qui s’imposeraient. Nous sommes dans une véritable guerre économique. Nous avons essayé de présenter nos travaux à des entreprises, notamment lors des Biennales de l’environnement, mais aucune n’a assisté à nos débats. Mais nous restons bien entendu ouverts à des rencontres avec des employeurs.

LMC : Existe-t-il en France des travaux similaires à ceux du Giscop sur les parcours et les expositions professionnels?

A.T-M.: Très peu, et c’est la deuxième raison à l’invisibilité sociale des cancers professionnels: nous ne nous sommes pas donnés en France les moyens de travailler sur les expositions professionnelles. Les Registres départementaux, qui comptabilisent les cas de cancers ne cherchent pas, notamment, à reconstituer les histoires professionnelles des patients. On nous dit que cela coûterait trop cher. Mais c’est faux : le budget du Giscop, par exemple, est inférieur à celui d’un registre départemental. Si l’on veut arrêter l’épidémie de cancers et faire de la prévention, il faut travailler sur ces expositions professionnelles, et arrêter de croire que l’alcool et le tabac sont les seules causes des cancers.

LMC : Les salariés les plus concernés par les expositions à des cancérogènes sont aussi les plus précaires : intérimaires, ouvriers dans la maintenance, la gestion des déchets, l’entretien… N’est-ce pas trop compliqué de reconstituer leur parcours ?

A.T-M. : C’est un faux débat : quel que soit le lieu où ces personnes ont travaillé, les techniques et les matériaux restent les mêmes. Si l’on veut se donner les moyens de reconstituer les parcours, c’est tout à fait possible. La troisième raison à l’invisibilité sociale des cancers professionnels tient à l’ignorance dans laquelle sont tenus les travailleurs sur ce qu’ils respirent ou les substances avec lesquelles ils sont en contact. Le Code du travail impose de transcrire ces expositions dans différents documents, mais cette obligation n’est que trop rarement appliquée.

LMC : L’enquête menée par le Giscop aboutit-elle à une meilleure prise en compte des cancers professionnels dans le département du 93 ?

A.T-M. : Effectivement, au début des années 2000, lorsque nous avons débuté notre travail, il n’y avait pas de cancers professionnels reconnus ; aujourd’hui, nous en sommes à 150 cas, et nous estimons être encore en-dessous de la vérité. Il faut souligner le caractère pénible de la procédure administrative pour les personnes concernées. Il y a presque un soupçon d’usurpateur qui pèse sur le malade lorsqu’il doit faire la preuve de sa pathologie. Ces obstacles administratifs découragent les personnes qui n’ont généralement pas besoin de cela. De notre côté, en sept ans d’enquête, nous avons eu entre les mains 900 dossiers ; 84% des patients avaient été lourdement exposés à des substances cancérogènes sur une durée de 20 à 40 ans. On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un phénomène marginal.

Annie Thébaud-Mony est l’auteur de Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, La Découverte, 2008.

Propos recueillis par Claire Aubé, [email protected]